Restreindre notre compréhension de la pauvreté au seul manque de ressources limite notre capacité à y répondre durablement. C'est seulement en rendant visibles les dimensions cachées de la pauvreté avec les personnes qui la vivent et à partir de leur expérience que l'on peut espérer y mettre fin.
« Éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde », tel est le premier des Objectifs de développement durable (ODD) que l'Organisation des Nations Unies s'est donnés d'ici 2030. Malgré des développements technologiques et économiques sans précédent, une grande partie de l'humanité souffre encore des violences de la pauvreté. Malgré l'action d'une multitude d'organisations, la multiplication de programmes locaux, nationaux, internationaux, la pauvreté continue d'être l'un des principaux problèmes sociaux persistants et non résolus de notre espèce.
Des actions limitées par une compréhension limitée
Notre échec collectif à mettre fin à la pauvreté est sans doute lié aux définitions incomplètes ou erronées de la pauvreté et à leurs effets sur les actions mises en œuvre pour y répondre.
Ainsi, la définir comme l'incapacité à obtenir le minimum nécessaire à l'existence physique de base, la pauvreté dite absolue, a mené à l'établissement de seuils, indicateurs ou mesures de pauvreté en dessous desquels une personne est considérée en situation de pauvreté. En fonction de ces indicateurs, différents programmes caritatifs ou mesures d'urgence gouvernementales ont été mis en place pour répondre ici à l'insécurité alimentaire, là au démantèlement de camps de misère, ailleurs à la protection des enfants en les retirant de leurs familles pour les protéger de la pauvreté.
Sous l'impulsion des luttes des mouvements populaires, la limitation aux seules conditions physiques d'existence de cette conception de la pauvreté a été complétée par les dimensions sociales, économiques et juridiques de pauvreté relative à une société. Des formes de pauvreté qui ne seraient pas le fruit d'une punition divine, du hasard ou de la fatalité, mais bien d'une organisation sociale et économique accordant en excès aux un·es ce qu'elle refuse en nécessaire aux autres. Ainsi, la pauvreté devient une situation multidimensionnelle et le résultat direct de violations de droits humains. C'est ainsi que différentes institutions nationales [1] ou internationales [2] ont adopté des cadres de définition de la pauvreté inspirés de ceux du prêtre et activiste Joseph Wresinski, où elle est décrite comme étant :
« l'absence d'une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et familles d'assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins grave et définitive. Elle conduit le plus souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l'existence, qu'elle tend à se prolonger dans le temps et devient persistante, qu'elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible. »
Cette approche par les droits humains et la reconnaissance de la nature multidimensionnelle de la pauvreté permet de mettre en garde contre des « solutions » magiques qui peuvent se retourner contre les personnes concernées. En effet, de nombreux projets continuent d'être pensés sans les personnes en situation de pauvreté, comme des programmes contre l'insécurité alimentaire, des plans d'aménagement urbain, de santé mentale, d'alphabétisation. En les excluant des discussions et en ignorant leur expertise, les décisions sont prises sans intégrer plusieurs dimensions de la pauvreté, notamment émotionnelles, symboliques ou relationnelles. Des dimensions pourtant essentielles dans le succès ou l'échec de ces initiatives et que seules des personnes qui vivent la pauvreté peuvent identifier.Penser la pauvreté avec les personnes qui la viventLe Mouvement international ATD Quart Monde mène avec d'autres acteurs ce combat pour que la manière d'interroger, de comprendre, de décider et d'agir sur la pauvreté soit pensée avec les personnes qui la vivent. Au début des années 2000, des militant·es d'ATD Quart Monde ayant une expérience de pauvreté, des éducateurs et éducatrices populaires ainsi que des chercheur·es et universitaires ont mis en place une démarche de « Croisement des savoirs » ayant pour objectif d'identifier les connaissances dont nos sociétés ont besoin pour mettre un terme définitif à la misère. Cette première expérience a entraîné la multiplication de démarches similaires pour mieux comprendre la pauvreté, la définir et agir pour l'endiguer.
Entre 2017 et 2019, ATD Quart Monde, en partenariat avec une équipe de recherche de l'Université d'Oxford et soutenue par la Banque Mondiale, a lancé une démarche au niveau international qui visait à identifier les dimensions cachées de la pauvreté [3]. Des personnes vivant la pauvreté ont été impliquées à chaque étape de la recherche, depuis la conception du projet, la collecte et l'analyse des données jusqu'à la rédaction du rapport final.
Rendre visibles les dimensions cachées de la pauvreté
Ce travail de recherche a ajouté aux éléments traditionnellement associés à la pauvreté – manque de travail décent, revenu insuffisant et précaire, privations matérielles et sociales – les dimensions sociales et institutionnelles souvent invisibilisées, mais constantes dans l'expérience de la pauvreté. Cette recherche a par exemple révélé les dimensions liées à l'incapacité des institutions, par leurs actions ou leur inaction, à répondre de manière appropriée et respectueuse aux besoins et à la situation des personnes concernées, ce qui les conduit à les ignorer, à les humilier et à leur nuire. Elle a aussi identifié la dimension des contributions non reconnues : les connaissances et les compétences des personnes vivant dans la pauvreté sont rarement vues, reconnues ou valorisées et même ces personnes sont souvent présumées, à tort, incompétentes.
Les co-chercheur·es ayant un vécu de pauvreté ont joué un rôle essentiel dans l'identification de trois dimensions centrales dans l'expérience de la pauvreté : la dépossession du pouvoir d'agir, soit le manque de contrôle sur sa vie et la dépendance vis-à-vis des autres, la souffrance dans le corps, l'esprit et le cœur, le sentiment d'impuissance à y faire quoi que ce soit, et finalement le combat continu pour survivre aux nombreuses formes de souffrances causées par la pauvreté.
Ce travail a aussi permis de contribuer à l'identification d'éléments qui amplifient la violence de la pauvreté vécue par les personnes, comme ceux liés aux croyances culturelles, aux identités et oppressions multiples, ou encore aux éléments liés à la durée de la pauvreté et aux inégalités régionales.
Tenir compte de tous les aspects
C'est en prenant en compte l'ensemble de ces dimensions de la pauvreté qu'il est possible d'expliquer l'échec de programmes visant à y mettre fin. Ainsi, on peut comprendre comment les programmes d'employabilité contribuent, sans le savoir, à des effets de maltraitance institutionnelle ou encore comment ceux d'aide alimentaire participent, sans le vouloir, à la dépossession du pouvoir d'agir des personnes.
Ce travail nous permet de comprendre que c'est par la prise en compte de toutes les dimensions de la pauvreté que l'on pourra dépasser les mesures d'urgence ou les solutions temporaires et espérer définitivement y mettre fin. Surtout, ce travail nous rappelle la nécessité de construire des cadres avec les personnes qui la combattent au quotidien pour se libérer, libérer leurs familles et, finalement, libérer définitivement nos sociétés des violences de la pauvreté.
[1] Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale adopté par le Conseil économique et social français en 1987.
[2] Par exemple dans les travaux de la Commission et du Conseil des Droits de l'Homme sur les droits de l'homme et l'extrême pauvreté de l'ONU.
[3] ATD Quart Monde, « Les dimensions cachées de la pauvreté ». En ligne : www.atd-quartmonde.fr/wp-content/uploads/2019/05/DimensionsCacheesDeLaPauvrete_fr.pdf
Léo Berenger Benteux est allié et Daniel Marineau est volontaire du Mouvement international ATD Quart Monde.
Illustration : Anne Archet