Les organismes d'aide alimentaire du Québec n'ont jamais été sous une telle pression. On peut s'étonner qu'autant de gens ne puissent pas se nourrir par leurs propres moyens dans une société supposément riche comme la nôtre. Pourtant, le coût élevé des aliments, d'une part, et la crise du logement, d'autre part, laissent peu de choix aux plus vulnérables de notre société. Et ces derniers ne sont pas toujours ceux que l'on croit.
Dans l'édition 2023 de notre étude annuelle Bilan-Faim, parue en octobre dernier, le réseau des Banques alimentaires du Québec annonçait répondre à 2,6 millions de demandes. Chaque mois. Une demande d'aide alimentaire répondue, ça peut être un panier de provisions ramené à la maison par une famille, un repas préparé et livré par une popote roulante au domicile d'une personne âgée, une collation remise à un enfant, etc. Depuis 2019, le nombre de demandes a augmenté de 33 %. À elle seule, la quantité de paniers de provisions remis a doublé sur la même période. À travers tous ces services, notre réseau estime aider mensuellement 872 000 personnes aux quatre coins de la province.
Avant la pandémie, nous aidions mensuellement 500 000 personnes. Comment une aussi grande augmentation en si peu de temps s'explique-t-elle ? Bien sûr, la crise sanitaire a fragilisé de nombreuses personnes déjà précaires, que ce soit physiquement, mentalement ou financièrement. Mais c'est l'inflation galopante qui sévit depuis qui nous amène la plus grande vague de demandes de notre histoire. La hausse du prix du panier d'épicerie frappe durement, on ne vous apprendra rien. La population doit faire des choix devant les rayons en ce qui a trait à la quantité ou à la qualité des aliments achetés. L'insécurité alimentaire guette tranquillement celles et ceux qui réduisent leurs portions, puis sautent carrément des repas…
Il y a 42 % des ménages bénéficiant des paniers de provisions qui déclarent l'aide sociale comme principale source de revenus. Cette proportion est en baisse graduelle depuis 2019, alors que la part des ménages bénéficiaires qui déclarent un emploi comme source principale de revenus atteint maintenant 18 % ! Nous constatons donc que plusieurs travailleurs et travailleuses à petit salaire du Québec n'arrivent plus à se nourrir convenablement. En ce qui a trait à la composition des ménages, là encore c'est varié, mais notons que 45 % des ménages aidés par les paniers de provisions sont des familles avec enfant(s).
Malheureusement, l'alimentation est une dépense compressible, c'est-à-dire qu'elle paraît négociable par rapport à d'autres dépenses obligatoires, comme payer son loyer. Les organismes communautaires de notre réseau évoquent majoritairement la crise du logement et le coût élevé des loyers comme explication de la hausse des demandes d'aide alimentaire, car 62 % des ménages aidés sont locataires d'un logement privé. De plus, les usager·ères sont des adultes vivant seul·es (37 %) et des familles monoparentales (19 %).
L'aide alimentaire, une mesure de lutte contre la pauvreté
Les organismes d'aide alimentaire sont aux premières loges devant les effets de la pauvreté, dont l'insécurité alimentaire est un symptôme. Être forcé·e de réduire la quantité et la qualité de son alimentation est le signe d'une détresse financière à laquelle nous devons mieux répondre en tant que société.
Surtout, il ne faut pas négliger l'impact psychologique et physique de l'insécurité alimentaire. Il est difficile d'envisager de nouvelles solutions de sortie de la pauvreté (par exemple, la recherche d'un emploi) quand la faim nous tenaille. La réduction de la pauvreté diminuerait certainement l'insécurité alimentaire parmi la population, et inversement, l'élimination de la faim serait un frein de moins dans le parcours des personnes pour sortir de la pauvreté.
La réduction durable de l'insécurité alimentaire et sa prévention doivent passer par une amélioration du filet social québécois. Nous appuyons donc des solutions qui augmenteraient pour de bon le pouvoir d'achat des personnes moins nanties grâce à des mesures de redressement de leurs revenus et d'allègement du coût de la vie.
La résolution de la crise du logement devrait ainsi être une priorité du gouvernement afin de soulager la pression sur notre réseau. Le salaire minimum devrait également permettre d'atteindre un revenu viable. La majoration des prestations de l'aide sociale et leur indexation trimestrielle à l'inflation nous semblent également nécessaires. À travers ces mesures, il faudrait réfléchir, dans une perspective intersectionnelle, à la manière de soutenir les femmes, les minorités sexuelles, les personnes racisées, les personnes en situation de handicap ainsi que les membres des Premières Nations, qui sont plus susceptibles de vivre de l'insécurité alimentaire.
« Les banques alimentaires, ça ne règle rien. » Faux !
Certaines personnes sont parfois tièdes devant le fabuleux travail accompli par les banques alimentaires. Quel est l'adage qui dit qu'il est préférable d'apprendre à pêcher que de donner du poisson ? Nous reconnaissons que l'aide alimentaire est une mesure palliative. Dans la situation actuelle, il est cependant difficile d'imaginer un avenir proche où les Québécois·es seront à l'abri des difficultés systémiques et bénéficieront d'un filet social assez solide pour être à l'abri de situations nécessitant le recours à un organisme d'aide alimentaire.
Entretemps, les banques alimentaires demeurent nécessaires, voire vitales. Alors que plusieurs considèrent l'aide alimentaire comme un simple pansement, nous osons dire que nous sommes un garrot. La faim n'est pas une petite blessure ! L'objectif premier de l'aide alimentaire est de procurer un soulagement immédiat à la faim. L'aide alimentaire est exceptionnellement bien organisée au Québec. Notre association provinciale regroupe 19 moissons, qui sont de grandes banques alimentaires régionales responsables d'approvisionner en denrées les organismes communautaires locaux de leur territoire, afin que ces derniers puissent se concentrer sur leur mission essentielle d'aide à la personne. Grâce à un système de partage provincial équitable et à des opérations bien rodées, de très grandes quantités de nourriture peuvent être distribuées rapidement et efficacement jusqu'aux personnes dans le besoin. Mais les organismes dont c'est la mission font aussi beaucoup plus.
L'étude « Parcours » de la Chaire de recherche du Canada sur les approches communautaires et inégalités de santé indique que le recours aux banques alimentaires est l'une des dernières stratégies utilisées par les personnes en insécurité alimentaire pour s'approvisionner : 46 % des nouveaux demandeurs d'aide alimentaire sont en insécurité alimentaire grave à ce moment. Les banques alimentaires sont la porte d'entrée dans les organismes communautaires pour 86 % des nouveaux demandeurs de cette étude. Parmi les organismes de notre réseau, 46 % offrent aux usager·ères un service de référencement vers des organismes spécialisés qui pourront répondre à d'autres problématiques de vie. Au sein même d'un organisme d'aide alimentaire, plusieurs services complémentaires sont souvent offerts : éducation, prévention, préparation de la déclaration de revenus, hébergement, aide au logement, aide à la recherche d'un emploi, etc.
Que nous réserve l'avenir ?
Nous sommes inquiet·ètes, alors que les incertitudes économiques, les craintes d'une récession et les impacts à long terme de la pandémie et de l'inflation nous laissent croire que les personnes fragilisées auront besoin de soutien encore longtemps. Après la crise économique de 2008, soit la dernière fois que notre réseau a connu une hausse aiguë de la demande, les besoins pour les services d'aide alimentaire ne sont jamais redescendus.
Le financement des organismes communautaires est cependant insuffisant depuis des décennies. Leur précarité est accentuée aujourd'hui par la hausse des besoins auxquels ils doivent répondre et par l'inflation qui augmente leurs coûts de fonctionnement. Nous sommes en démarche auprès du gouvernement pour obtenir le soutien nécessaire à notre réseau.
Pour donner un ordre de grandeur du défi auquel nous devons faire face, nos membres, les 19 moissons régionales, ont redistribué ensemble plus de 84 millions de kilos de nourriture, pour une valeur marchande de 512 M$, à leurs organismes accrédités en 2023-2024. Et souvent, cela n'a pas été suffisant pour apaiser tous les ventres…
POUR ALLER PLUS LOIN
Pour avoir un meilleur portrait de la faim au Québec, consultez le rapport complet Bilan-Faim Québec 2023, disponible sur le site des Banques alimentaires du Québec : https://banquesalimentaires.org
Camille Dupuis travaille aux Banques alimentaires du Québec.
Le réseau des Banques alimentaires du Québec assure l'approvisionnement en denrées et sa logistique à près de 1300 organismes communautaires de proximité à travers le territoire québécois, offrant divers services à la population : comptoirs alimentaires, popotes roulantes, services de collations pour les enfants, cuisines collectives, maisons d'hébergement pour femmes, ressources pour les immigrant·es, services aux personnes en situation d'itinérance, etc.