Le Canada continue d'encourager l'impunité de ses entreprises

3 mai 2025 | Denis Côté, Aidan Gilchrist-Blackwood, Amélie Nguyen

Le gouvernement canadien est passé maître dans l'art de faire semblant d'agir pour encadrer les activités de ses entreprises à l'étranger. La nouvelle loi sur le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d'approvisionnement, adoptée en mai 2023, ne fait pas exception à la règle.

Depuis des décennies, des entreprises transnationales canadiennes – et des entreprises minières en particulier – sont la cible de nombreuses allégations de violations des droits humains et de dommages environnementaux à travers le monde : meurtres, torture, viols, travail forcé, détention arbitraire, intimidation, déplacements de populations, pollution des sources d'eau potable, etc. Les cas sont trop nombreux pour être recensés ici, mais on peut penser notamment à Barrick Gold en Papouasie–Nouvelle-Guinée, à Goldcorp Inc. au Guatemala et, dans le secteur du textile, à la tragédie de l'effondrement en 2013 du Rana Plaza au Bangladesh, où Loblaws (Joe Fresh) s'approvisionnait, notamment.

Encore aujourd'hui, de nombreuses entreprises canadiennes continuent de violer les droits humains des populations et de saccager l'environnement dont les communautés dépendent pour leur survie – tout cela afin de s'enrichir en toute impunité. Les communautés et les travailleur·euses qui subissent ces préjudices n'ont souvent pas accès à des voies de recours ou à des mesures de réparation, tandis que les défenseur·euses des droits humains et de l'environnement qui dénoncent les comportements des entreprises, souvent issu·es de communautés autochtones, sont fréquemment victimes de violences, d'intimidation, de criminalisation ou d'assassinats. Sous de beaux discours, le gouvernement canadien donne plus d'importance aux profits des compagnies canadiennes à l'étranger qu'au respect des droits humains, ce qui se reflète par exemple dans le rôle de promotion de l'industrie canadienne joué par les ambassades.

Que fait le Canada ?

Le gouvernement canadien est bien au courant des graves accusations qui pèsent contre certaines entreprises canadiennes qui opèrent à l'étranger. Des rapports indépendants publiés en 2005 et en 2007 soulignaient déjà qu'il existe un problème lié à l'impunité dont jouissent les multinationales canadiennes, notamment les minières. Ces rapports affirmaient que le gouvernement canadien devrait renoncer à son approche volontaire face à la responsabilité sociale des entreprises et qu'un poste d'ombudsman indépendant devrait être mis sur pied. L'ombudsman aurait pour mandat de donner des conseils, d'effectuer des enquêtes et de produire des rapports.

Presque 20 ans plus tard, nous attendons toujours que le Canada se dote de mécanismes efficaces et contraignants pour encadrer les activités des entreprises transnationales canadiennes et offrir un accès à la justice aux communautés affectées. D'une part, le Canada continue de compter sur la bonne volonté des entreprises – même si des années d'expérience démontrent clairement que cette approche ne fonctionne pas. D'autre part, il a mis sur pied au fil des années plusieurs mécanismes qui se sont avérés inefficaces, comme le poste de conseillère en responsabilité sociale des entreprises et le bureau de l'ombudsman canadien pour la responsabilité des entreprises. En fait, il leur manquait les éléments essentiels pour faire leur travail : une indépendance par rapport au gouvernement et des pouvoirs d'enquête pour obliger les entreprises à témoigner ou à produire des documents. En plus d'être inefficaces, ces mécanismes peuvent aussi s'avérer dangereux pour les communautés affectées, car les personnes qui portent plainte contre les entreprises risquent d'être prises pour cibles par la suite.

Des apparences trompeuses

En mai 2023, les parlementaires canadiens ont adopté le projet de loi S-211, la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d'approvisionnement. Avec un titre comme celui-là, il est bien difficile d'être contre, mais quand on y regarde de plus près, cette loi est sans substance.

Dans les faits, la loi obligera désormais certaines entreprises à publier un rapport annuel sur les mesures qu'elles ont prises, le cas échéant, pour prévenir et réduire le risque de travail forcé ou de travail des enfants dans leurs chaînes d'approvisionnement. Mais attention : elle n'obligera pas les entreprises à prendre des mesures pour contrer l'existence de travail forcé ou de travail des enfants. Elle les obligera seulement à produire un rapport disant si elles ont pris des mesures… ou non !

De plus, même si le travail forcé et le travail des enfants sont évidemment des enjeux importants, les activités des entreprises transnationales peuvent aussi violer de nombreux autres droits humains. L'approche préconisée ne tient pas compte du principe internationalement reconnu selon lequel les droits humains sont indivisibles et interdépendants.

La loi ne permettra pas non plus aux personnes lésées par les entreprises canadiennes, leurs filiales ou leurs fournisseurs, d'obtenir réparation pour les abus qu'elles ont subis, par exemple en portant plainte devant les tribunaux canadiens. En résumé, cette loi donne l'impression que le gouvernement prend des mesures concrètes en faveur des droits humains, alors que ce n'est pas le cas.

Un échec ailleurs

Certains pays, dont le Royaume-Uni et l'Australie, ont adopté des lois similaires au projet de loi S-211. Résultat ? Selon des études, elles n'ont donné lieu qu'à la publication de rapports superficiels par les entreprises et n'ont pas entraîné d'améliorations significatives des pratiques des entreprises en vue d'éliminer l'esclavage moderne. Bref, ces lois se sont avérées inefficaces et ont bloqué les progrès vers l'adoption de lois efficaces.

D'autres pays ont adopté ou sont en voie d'adopter des lois sur le devoir de diligence des entreprises en matière de droits humains et d'environnement qui visent véritablement à assurer la prévention des abus et la reddition de compte des entreprises. C'est le cas de la France, par exemple, qui a adopté en 2017 une Loi sur le devoir de vigilance. Même chose pour l'Allemagne, qui a adopté une loi obligeant les entreprises à effectuer des analyses de risques régulières, à mettre en place des mesures préventives ainsi qu'un mécanisme pour recevoir les plaintes. La Belgique, les Pays-Bas, l'Autriche et même le parlement européen étudient présentement la possibilité d'adopter des lois similaires.

Des solutions existent… ne manque que la volonté politique

Heureusement, le projet de loi S-211 n'a pas été adopté à l'unanimité au parlement canadien. C'est dire que plusieurs député·es comprennent qu'au-delà des apparences, cette loi ne permettra pas de véritablement lutter contre l'impunité des entreprises et qu'il faudra une autre loi pour y parvenir. La bonne nouvelle, c'est qu'un modèle existe déjà et qu'il pourrait être utilisé par le gouvernement. En effet, le Réseau canadien pour la reddition de compte des entreprises (RCRCE) a publié en 2021 un projet de loi modèle qui fournit aux législateur·rices une voie à suivre pour enchâsser dans le droit canadien l'obligation qui incombe aux entreprises de respecter les droits humains et l'environnement [1].

L'adoption d'un projet de loi sur le devoir de diligence et l'octroi de véritables pouvoirs d'enquête à l'ombudsman canadien sur la responsabilité des entreprises démontreraient un réel engagement de la part du Canada à prioriser les droits humains et l'environnement par rapport aux profits des entreprises. Les solutions existent. Elles sont connues. Ne manque maintenant que la volonté politique d'agir en faveur du bien commun.


[1] RCRCE, « Législation en matière de droits de la personne pour les entreprises ». En ligne : cnca-rcrce.ca/fr/campagnes/lois-dh-entreprises/

Denis Côté est analyste des politiques à l'Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI).Amélie Nguyen est coordonnatrice du Centre international de solidarité ouvrière (CISO). Aidan Gilchrist-Blackwood est coordonnateur du Réseau canadien sur la reddition de compte des entreprises (RCRCE).

Illustration : Ramon Vitesse

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