Motifs de suppression : avoir diffusé des analyses de critique du spécisme
« publicité favorable aux thèses anti-spécistes »
En novembre 2012, l’émission « Le Vivre Ensemble » est interdite sur Radio Libertaire.
Motifs d’exclusion, de suppression : avoir invité un militant égalitariste, avoir diffusé des analyses de critique du spécisme, avoir cité le mot « antispécisme ».
Il y a une « raison » à cette « déprogrammation » : il s’agit d’une stricte application de la loi... euh, d’une motion, un mandat adopté lors du 52e Congrès de la Fédération Anarchiste (dont Radio Libertaire est un média)... en 1995.
Ce mandat interdit toute « publicité favorable aux thèses anti-spécistes ».
Est-ce que des arguments, par exemple, constituent une publicité ?
Surtout, ce mandat qui a été adopté il y a 17 ans, repose sur des allégations mensongères et des amalgames. Vous vous en rendrez compte par vous-même, parce que nous le commentons ci-dessous.
Comment un mandat confédéral, adopté lors d’une assemblée qui réunissait sans doute plus d’une centaine de personnes censées avoir une certaine probité, a-t-il pu être adopté sur de telles bases ? Comment des mensonges aussi éhontés peuvent-ils être utilisés ainsi collectivement pour écarter des idées émancipatrices ?
En conséquence, suite au vote de ce mandat, les anarchistes au sein de la FA qui sont pour l’extension de la sphère de l’égalité morale au-delà des frontières de notre espèce ont été tenus de fermer leur gueule dans leur organisation [1]. Pendant près de vingt ans, le mandat, aussi calamiteux soit-il, n’a jamais été remis en question.
Ce mandat ne concerne pas que les membres de la Fédération anarchiste. Il constitue une injustice et, en tant que texte publié et qui circule, qui a des conséquences concrètes (comme la suppression d’une émission de radio), il n’est pas possible de l’ignorer.
Le mieux est de donner à lire ce mandat, puis de commenter point par point ses affirmations et rétablir quelques vérités. Il est décourageant de devoir répondre à des arguments aussi dénués de toute véracité, et de remarquer qu’ils tiennent plus du fantasme et de l’ignorance entretenue que de quelque réalité que ce soit. Depuis plus de vingt ans, des militants égalitaristes, anti-spécistes, écrivent : ils exposent et argumentent leur position, critiquent les positions adverses, tentent de convaincre, et développent aussi, pour les besoins de la lutte, des analyses idéologiques et politiques du système social d’oppression des animaux non-humains et de ses intrications avec les systèmes d’oppression “intra-humains”. Les auteurs de la motion, de toute évidence, n’ont jamais lu aucun texte antispéciste de leur vie et n’ont fait que projeter leurs propres peurs et répulsions sur des idées et des ennemis imaginaires. Le mépris dont sont victimes les êtres sentients [2] non humains, et qui autorise leur exploitation meurtrière, rejaillit de toute évidence sur ceux qui les défendent : les auteurs du mandat, et ceux qui l’ont voté, doivent nous mépriser profondément pour s’autoriser ainsi à librement imaginer ce que nous pouvons dire et penser, plutôt qu’avoir la rigueur de prendre connaissance, même rapidement, ce que nous affirmons réellement. Ils pensent pouvoir savoir d’emblée, ou deviner, ce que nous pouvons bien avoir à dire. Hélas... la vision qu’ils propagent de ce que nous pouvons penser et dire est véritablement débilitante et insultante [3]
Mandats sur l’anti-spécisme, adopté lors du 52e Congrès à Rouen en 1995, ajouté à chaque mandat fédéral.
Préambule
Le congrès décide qu’aucune publicité favorable aux thèses anti-spécistes ne peut être faite par la FA, que ce soit par le biais des structures fédérales (ML, Publico, RL, EML) ou par le biais de la propagande particulière des groupes. Ces conditions doivent donc être rajoutées pour chaque mandat fédéral, elles reposent sur cinq points composant le texte suivant :
Texte en cinq points :
1. L’anti-spécisme attribue une « valeur » identique à chaque « être vivant », animal ou être humain. Par conséquent, pour un ou une « antispéciste », la mort et la souffrance d’un être humain est à mettre sur le même plan que la mort ou la souffrance d’un animal. Cela explique pourquoi des antispécistes peuvent comparer « un train de déportés juifs » à un « train emmenant du bétail à l’abattoir ». Ce genre de propos n’est pas un « avatar » du discours anti-spéciste mais correspond à ses fondements moraux.
2. L’anti-spécisme revendique « la libération animale ». Cette notion est incompatible avec notre conception sociale de la liberté. Pour définir ce qu’est un individu, les anti-spécistes ne prennent en compte que de simples caractères biologiques primaires. Les anti-spécistes nient tout ce qui fait la spécificité de l’être humain : son imaginaire, sa capacité à innover et à transformer ses relations sociales, etc. Ainsi, l’anti-spécisme réduit la liberté jusqu’à vider cette notion de son sens.
3. L’anti-spécisme puise dans un fond philosophique et idéologique étranger aux références historiques et politiques de l’anarchisme. Par exemple : l’utilitarisme de Bentham, l’un des fondateurs de la pensée libérale : cela consiste à ne raisonner qu’en terme d’intérêts (de la recherche des intérêts particuliers résulteraient automatiquement un « bonheur général »). Ainsi, « l’intérêt de l’animal à vivre » suffit pour en faire « un individu à l’égal de l’humain ». La notion d’égalité fondamentale : l’égalité ainsi conçue n’est pas une égalité sociale (entre des individus ayant des relations entre eux) mais une égalité philosophique, purement idéelle. Le simple fait d’être vivant confère « des droits » tous les êtres vivants devant donc « avoir les mêmes droits ». Ce raisonnement (si l’on peut encore parler de raison !) rejoint donc l’affirmation du caractère « sacré » de la vie. Ce trait de l’anti-spécisme explique pourquoi des militants-tes de ce mouvement peuvent se révéler pour le moins ambigus sur la question de l’avortement.
4. L’anti-spécisme s’inscrit dans une dérive mystique : refus de tout progrès technologique, de l’industrie, retour à la nature (« convivialité grégaire » et deep écologie). Dans cette démarche, la lutte de classe, toutes les luttes d’émancipation des individus deviennent secondaires voire totalement dénuées d’intérêts.
5. Enfin, nous considérons que l’anti-spécisme est différent du végétarisme. D’une part, le végétarisme n’implique pas les mêmes considérations idéologiques (on peut être végétarien sans se dire pour la « libération animale »). D’autre part, le végétarisme est une tendance historique du mouvement anarchiste.
Ci-dessous, nous répondons « au nom des antispécistes », ou « égalitaristes » : l’exercice est malaisé, dans la mesure où un mouvement politique regroupe toujours des personnes très différentes, qui peuvent exprimer des avis divers sur tous les sujets évoqués. Du coup, nous allons simplement nous référer à tout ce qui a pu être publié depuis vingt ans sous la mention « antispécisme », « égalité animale » ou « mouvement égalitariste », en tentant de ne pas trop réduire l’ensemble à nos seules propres positions [4]. Peut-être des individus ont-ils soutenu parfois de ci de là oralement des positions divergentes, mais nous n’en avons alors pas eu vent nous-mêmes. Alors, répondons point par point aux « arguments » de la motion, sans même s’appesantir sur la pertinence en soi de ces arguments, qui est pourtant parfois elle-même discutable. Il nous suffira de souligner les contresens qui sont faits, et les contrevérités auxquels ils aboutisent.
1. Contrairement au premier point de l’exposé de la motion, l’égalitarisme, qui est l’autre nom de la position antispéciste, n’attribue pas « une valeur identique à chaque « être vivant », animal ou être humain ». Bien mieux, il refuse l’idée de « valeur des êtres », il refuse de situer qui que ce soit sur une échelle de valeur. Il remet en cause la pensée hiérarchisante, et considére que ce qui importe, c’est ce qui importe à chacun, indépendamment de toute échelle hiérarchique. Ce qui importe dans la réalité, c’est ce qui m’importe, c’est ce qui t’importe, c’est ce qui leur importe, fussions-nous Blancs, Noirs, hommes, femmes, séniles ou nourrissons, malades ou bien portants, raisonnables ou non, humains ou non. A partir du moment où je ressens des sensations, où je suis « sentient », ma vie m’importe, elle peut se passer bien ou mal, et il n’y a aucune justification possible à considérer que ce qui m’importe n’a pas d’importance, ne doit pas être pris en compte. Et cela, quelles que soient les identités qu’on m’a collées, quelles que soient les appartenances dont on m’a affublé : que je sois femme, humain, âgé ou non, etc. La discrimination fondée sur l’espèce est tout aussi arbitraire que toute autre discrimination fondée sur un critère qui n’entretient aucun lien logique avec la question de comment on doit prendre en considération les intérêts de quelqu’un : race, sexe, intelligence, raison, liberté, relations sociales, projection dans l’avenir, etc. Nous ne disons rien d’autre que ce que disent tous les militants progressistes : une égalité restreinte par des discriminations arbitraires ne s’appelle plus « égalité », mais « inégalité », injustice. Simplement, nous argumentons que ni l’espèce, ni l’intelligence, ni la raison ou la liberté, ne constituent en soi des critères pertinents qui pourraient justifier une dérogation à la notion éthique d’égalité.
En conséquence, lorsque nous mettons sur un même plan la mort ou la souffrance d’un animal et celle d’un humain, c’est non pas que nous accordons une même « valeur » à leur « être », mais cela signifie que nous pensons que les intérêts des uns sont aussi importants que ceux des autres. Ceci, justement, en écartant toute référence à quelque hiérarchie que ce soit. Ce point est important, parce que ses conséquences politiques sont fondamentales. Ce sont les fondements mêmes des pensées « racistes » (le mot est ici à prendre dans un sens très large de discriminations fondées sur des catégorisations) qui sont remis en question.
Quant au reproche qui nous est fait de comparer « un train de déportés juifs » à un « train emmenant du bétail à l’abattoir » : cette comparaison constitue pourtant un lieu commun de la réthorique anti-nazie. Quel antifasciste ne l’a pas employée ? Nous avons tous dit à un moment ou à un autre que « les nazis ont traité les Juifs comme du bétail ». Le lien a aussi été fait avec intelligence par Marguerite Yourcenar, par Theodor W. Adorno [5], par Isaac Bashevis Singer (dont toute la famille est morte dans les camps de concentration nazis), par de nombreux rescapés juifs, et par l’historien de la Shoah, Charles Patterson, qui lui a même consacré un livre [6]. Voici ce que répondait déjà Cavanna, avec beaucoup de sensibilité, à l’« accusation » de mélanger les torchons et les serviettes, au même moment où la motion était votée [7] :
"Tout le monde est d’accord pour dire que les Juifs ont été traités par les Nazis comme des animaux... et paradoxalement tout le monde refuse de faire en sorte que les animaux cessent d’être traités de la sorte !
[...]
Alors écoutez voir. Dire qu’à Auschwitz les hommes étaient traités comme des bêtes, ça reflète la réalité ? Ça ne choque personne ? Bien d’accord ? Donc, il faut que la réciproque soit vraie, sans quoi la comparaison ne fonctionne pas. La réciproque est : les animaux élevés en batterie sont traités comme les hommes l’étaient à Auschwitz. Il n’y a là aucune intention de dénigrer, de minimiser, sutout pas d’insulter. Seulement un sursaut d’horreur, une immense pitié pour TOUTES les victimes de toutes les saloperies.
Et si ça vous choque, c’est que vous sacralisez l’homme, c’est-à-dire votre propre espèce - l’image de Dieu ! -, et méprisez tout qui n’est pas l’homme. En plus, vous attribuez aux mots une espèce d’action magique, vous criez à l’irrespect, au blasphème, là où il n’y en a pas. La compassion ne se mesure pas, ne se divise pas. Là où il y a souffrance, quelle qu’elle soit, je m’indigne.
Et cessez de me traiter de crypto-nazi, s’il vous plaît ! "
2. Lorsque l’anti-spécisme revendique « la libération animale », il n’implique aucune conception particulière de la liberté. Il n’y a pas besoin de soutenir une idée spécifique de la liberté pour parler de libération de l’oppression, de libération de l’exploitation. Ce que nous disons par contre, et tout anarchiste devrait théoriquement se retrouver dans une telle affirmation, c’est que nulle liberté métaphysique ne nous octroie de dignité particulière, dignité qui elle-même arbitrerait si nous devons bénéficier ou non du droit à la vie.
Par ailleurs, nous définissons bien un individu par sa capacité à éprouver des sensations, par la conscience de lui-même et du monde, aussi limitée soit-elle peut-être, qu’implique sa sentience. Ce ne sont pas là « de simples caractères biologiques primaires ». Cela ne signifie non plus en rien nier « tout ce qui fait la spécificité de l’être humain » : les spécificités humaines sont très importantes, qu’il s’agisse de la puissance d’action que les sociétés humaines ont pu développer, ou des capacités morales dont les individus humains sont capables de faire preuve : prendre en compte les intérêts des autres, même lorsqu’ils ne font pas partie de mon « groupe social d’appartenance ». Le mouvement égalitariste, qui ne les nie pas, affirme simplement que ces spécificités humaines, aussi importantes soient-elles, ne constituent pas des critères pertinents de discrimination : il n’y a aucune raison de favoriser les intérêts de quelqu’un-e parce qu’ils serait plus intelligent, ou plus moral, ou plus puissant, ou disposerait de facultés d’abstration supérieures, etc.
3. L’anti-spécisme puise dans un fond philosophique et idéologique qui n’est en rien étranger aux références historiques et politiques de l’anarchisme (nous y reviendrons plus loin pour le plaisir). Que Jeremy Bentham soit l’un des fondateurs reconnus du libéralisme, ne signifie rien sur la façon dont des militants aujourd’hui utilisent la pensée égalitariste qu’il a été le premier à développer sous une forme moderne. Toute idée d’égalité ne débouche pas sur du libéralisme, comme le savent bien les anarchistes. Tout particulièrement, c’est justement l’utilitarisme de Bentham qui a été au fondement de la première théorie anarchiste connue, celle de William Godwin. Les intérêts dont on parle alors sont tout ce qui peut motiver un être sentient à agir. La notion d’égalité sur laquelle nous nous basons est une notion non pas directement politique, sociale, mais d’abord éthique : il s’agit de dire que l’intérêt d’un rat à ne pas mourir d’hémorragie interne suite à l’absorption de raticide est le même que le nôtre, pour les mêmes raisons : aussi bien lui que nous en souffririons énormément, et nos propres capacités de réflexion, d’abstration, de projection, ne changent rien à l’affaire. De même, si nous étions un nourrisson, ou un handicapé mental profond, ou une personne totalement sénile, ça ne changerait rien à notre souffrance ni à l’importance qu’elle revêt pour nous-même : nous disons simplement que nous devons prendre en compte ce que nous vivons, indépendamment de notre intelligence, de notre espèce, etc. Il s’agit d’un argument aussi vieux que le monde, et qui d’un point de vue rationnel ne s’est jamais vu opposer le moindre démenti. On en trouve trace par exemple sous la plume de... Shakespeare, lorsqu’il tente de réfuter l’antisémitisme [8] :
« Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas un corps, des sens, des désirs, des émotions ? N’est-il pas nourri par la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, réchauffé ou refroidi par le même hiver et le même été qu’un Chrétien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourons pas ? »
Ce qui compte, comme le disait déjà Bentham à l’époque de la Révolution française en faisant explicitement le lien avec le refus du racisme, ce n’est pas si nous pouvons raisonner, mais si nous pouvons éprouver des sensations, et, ici, tout particulièrement, si nous pouvons souffrir. On ne peut donc absolument pas dire, comme le fait le mandat, que « le simple fait d’être vivant confère des droits ». C’est le fait d’éprouver des sensations qui importe ici, et non le fait d’être vivant : un humain en coma dépassé, un embryon, une grenouille décérébrée, une viande in vitro, une salade ou une éponge, etc. ne ressentent rien et n’ont donc pas d’intérêts à défendre, de préférences quelles qu’elles soient. Il n’y a donc chez les égalitaristes (ou antispécistes) aucune « affirmation du caractère sacré de la vie ». On ne peut donc pas dire que « ce trait de l’anti-spécisme explique pourquoi des militants-tes de ce mouvement peuvent se révéler pour le moins ambigus sur la question de l’avortement » : de fait, il n’est jamais arrivé que des militants antispécistes publient quoi que ce soit d’ambigu sur cette question-là. Au contraire, des militants du mouvement antispéciste ont été les seuls en France, depuis vingt ans déjà, à produire un discours explicatif d’un point de vue éthique, défendant l’élargissement du droit à l’avortement au-delà des durées légales actuelles. [9]
4. L’anti-spécisme s’inscrit non pas dans une dérive mystique, mais généralement plutôt dans une perspective matérialiste et athée, ou du moins agnostique. Les fantasmes vont bon train, puisqu’on l’a aussi bien accusé de « refus de tout progrès technologique » et d’anti-industrialisme qu’au contraire de techno-scientisme ; sur ces questions, les militants sont divisés, comme on peut imaginer pour tout mouvement où le débat reste possible. Quant à l’accusation de volonté de « retour à la nature (« convivialité grégaire » et deep écologie) », elle est là encore totalement fantaisiste : dans la lignée du féminisme matérialiste, nul mouvement aussi bien que le mouvement égalitariste n’a critiqué aussi profondément et largement l’idée de nature, exposant inlassablement qu’il s’agit d’une idéologie qui accompagne et seconde les rapports d’appropriation, d’exploitation et d’oppression, qu’ils soient racistes, patriarcaux, spécistes, âgistes [9]. Le mouvement pour l’égalité animale n’a eu de cesse d’affirmer à la fois une spécificité de la lutte contre le spécisme, qui comme toute autre lutte doit se développer sur ses propres bases, et une solidarité avec toutes les luttes contre les autres oppressions [10].
Nous savons bien que très rares sont les anarchistes contemporains « organisés » qui ont tenté de creuser ce que sont véritablement les dominations autres que de classe ou bien dites « politiques » ; que les dominations blanche, adulte, humaine, n’apparaissent pratiquement jamais de façon explicite dans les discours des organisations, comme si les luttes contre les dominations, les hiérarchies, les exploitations, ne concernaient que les prolétaires blancs – avec une petite mention dans un coin concernant la domination masculine, parce que certains militants sont tout de même des militantes. Si ce n’était pas le cas, les anarchistes patentés s’apercevraient sans difficulté que le spécisme repose sur les mêmes bases idéologiques que les autres discriminations (racisme, sexisme, etc.), avec comme point central l’utilisation de la « nature » comme justification de l’infériorisation-/discrimination-/oppression de certains individus. Ces oppressions sont entremêlées, elles se co-construisent et forment un ensemble idéologico-pratique dans une certaine mesure solidaire [11].
5. En revanche, par contre, nous sommes d’accord pour dire que « l’anti-spécisme est différent du végétarisme ». L’antispécisme, ou mouvement pour l’égalité animale (c’est-à-dire, pour l’égalité), est un mouvement politique, qui remet en question des rapports sociaux de domination, d’exploitation et d’oppression, alors que le végétarisme (ou le végétalisme ou véganisme) sont des régimes alimentaires ou des modes de vie, qui peuvent être adoptés aussi bien par des fascistes que des anars, des chrétiens ou des naturalistes que des matérialistes. Quant au végétarisme en tant que tendance historique du mouvement anarchiste, il n’a pas toujours été très défendable politiquement : arguments naturalistes ou naturalisants, culte de la pureté, individualisation de la question sociale, etc. On était parfois très loin des considérations pratiques de changement social et politique.
En conclusion, les affirmations qui fondent le mandat non seulement sont mensongères, mais sont en fait des accusations en miroir :
– Ce ne sont pas les égalitaristes qui introduisent ou maintiennent de la sacralité dans le monde, mais les humanistes, qui ont l’idée d’une vie humaine sacrée, due à une dignité spécifique découlant d’une liberté métaphysique. Au contraire, nous désacralisons la Vie, la Nature, l’Humanité, la notion d’Être, etc. : nous considérons qu’il n’y a pas deux mondes différents, incommensurables, celui des humains et celui des autres animaux, mais bien un seul, celui des êtres sensibles en général. Nous considérons que l’opposition entre humanité et nature est dénuée de sens, qu’il s’agit d’un dernier avatar du christianisme, et qu’il n’y a qu’une seule éthique, qui s’applique à l’ensemble des êtres à qui leur vie importe. Nous refusons toute duplicité morale : où une morale, censée être égalitariste, s’adresserait aux seuls humains en vertu d’un critère d’espèce, et sur un autre versant, élitiste, éliminerait sans merci les autres animaux du champ d’application de toute considération éthique au motif qu’ils seraient « moins intelligents » ou bien « non-humains ». On sait très bien, en outre, et depuis longtemps déjà, que toute dérogation morale et donc sociale et politique, ne peut que servir de porte d’entrée aux pires boucheries, y compris au sein du cercle dominant. Il suffit de décaler la frontière « morale » humanité/animalité pour exterminer en toute bonne conscience des humains aussi. L’intérêt de l’égalitarisme est qu’il refuse tout maintien d’une telle frontière à un niveau moral : il l’abolit.
– Ce ne sont pas les égalitaristes qui prônent le respect de la nature, mais ceux qui fondent le droit sur la force, qui justifient l’oppression par une supposée liberté métaphysique des dominants (lorsqu’au contraire les animaux seraient des êtres de nature, programmés et déterminés), ceux qui refusent de remettre en cause l’ordre du monde. Les égalitaristes, au contraire, ne cessent de dire que la nature n’existe pas : qu’il s’agit d’une notion purement idéologique, indéfendable rationnellement.
– Ce ne sont pas les égalitaristes qui réfèrent à « de simples caractères biologiques primaires », mais en dernier recours, les humanistes. En effet, lorsqu’on analyse les arguments liés à la position « les humains d’abord », une fois révoqués comme non pertinents les critères invoqués d’intelligence, de raison, de liberté, que reste-t-il à nos adversaires pour justifier qu’on ne doive pas traiter les humains « comme du bétail » ? leurs simples caractères biologiques primaires ! C’est ce qu’on appelle le « spécisme absolu », qui est généralement masqué par un spécisme indirect (la référence à des capacités mentales spécifiques humaines).
– Ce ne sont pas les égalitaristes qui ne sont pas solidaires des autres luttes, mais ces anarchistes qui refusent de considérer le cas des dominés lorsqu’ils en sont les dominants. Le cas s’est vu il y a quelques années aussi avec la question du féminisme, qui a amené déjà de très nombreux-ses militant-es à quitter alors l’organisation.
– Tous les arguments ne se valent pas, et nous n’avons encore jamais vu un humaniste défendre de façon rationnelle son spécisme. De façon générale, en matière d’éthique, les hiérarchies « ontologiques » ne sont pas défendables. Le mandat ne parvient pas non plus à les défendre. Les idées égalitaristes par contre vont dans le sens d’une libération de l’oppression, d’un refus de l’exploitation, dans la direction d’un monde social libéré des rapports de domination, un monde de bienveillance où l’on se soucie les uns des autres sans plus se référer à des statuts sociaux hiérarchisés.
– Contrairement aux affirmations du mandat, les idées égalitaristes, animalistes, de prise en compte des intérêts des autres animaux, font largement partie du fond théorique et historique de l’anarchisme : la plupart des théoriciens de l’anarchisme refusaient en bloc toute distinction fondamentale entre humains et autres animaux et se méfiaient de toute idée de dignité particulière. Nous renvoyons à la fin de ce texte pour détailler plus précisément ce point, qui en soi ne constitue un argument ni dans un sens ni dans l’autre, mais qui nous intéresse personnellement parce que nous nous situons nous-mêmes dans une histoire de l’anarchisme.
Bref, au regard de ce que nous avons vu, nous pensons que la motion/mandat de 1995 n’est pas défendable, du fait qu’elle est quasi-entièrement fondée sur des affirmations mensongères.
Nous demandons donc aux militants de la Fédération anarchiste de tout faire pour que l’émission « Le Vivre Ensemble », de ce fait injustement interdite, soit réintégrée sur Radio libertaire.
Nous leur demandons d’engager également un débat informé au sein de leur organisation, sur la question animale et sur les présupposés réels de la lutte contre le spécisme, qui du coup aboutisse, nous n’en doutons pas, à l’abrogation du mandat odieux.
Et, qui sait, à un intérêt nouveau pour ces questions ?
Nadia Guédri, Guy Allouchery,
Yves Bonnardel, David Chauvet, Vero Venouschka
Lire la suite, Le fond théorique et historique de l’anarchisme, sur Le vivre ensemble
Pétition
Début décembre, l’émission « Le Vivre ensemble » est interdite sur Radio Libertaire.
Motifs d’exclusion, de suppression : avoir invité un militant égalitariste, avoir diffusé des analyses de critique du spécisme, avoir cité le mot « antispécisme ».
Signez cette pétition pour protester contre ce mandat ou demander la réintroduction de l’émission ’Le Vivre ensemble’, ici : http://vivre.galerie-blog.com/Reponse-complementaire-au-mandat.html
Illustration : Ethelred, Egg laying hens (chickens) in a factory farm battery cage, Wikimedia, domaine public.
Ad Nauseam
« Nous n’avons rien appris, nous ne savons rien, nous ne comprenons rien, nous ne vendons rien, nous n’aidons en rien, nous ne trahissons rien, et nous n’oublierons pas. »
[1] Des individus et des groupes se sont tout de même insoumis puisque des débats ont parfois été organisés, des émissions de radio, etc. Des livres égalitaristes, de même, ont parfois été diffusés par la librairie de la FA ou par des groupes qui en font partie.
[2] Estiva Reus, “Sentience ! Un néologisme nécessaire ?”, Cahiers antispécistes n°26, nov. 2005
[3] Le cas n’était pas isolé, puisqu’à l’époque (en oct. 1993), la revue antifasciste Reflex du réseau antifasciste No Pasaran avait publié un texte également violemment insultant et diffamatoire, intitulé “Nous ne mangeons pas d’antispécistes pour ne pas tuer d’animaux” (mis en ligne sur internet en 2007 sans mention des polémiques d’alors) ; des réponses à ce texte, et mention de la motion de la FA avaient été publiées sur le site des Cahiers antispécistes : “Réflexes conditionnés” (Ca n°9, janvier 1994) et “Nouvelles du front anti-libération animale” (Ca n°13, décembre 1995).
[4] Nous allons parler par exemple d’égalité de considération des intérêts, et non de droits des animaux ; les écoles de pensée sont différentes mais ne génèrent pas ici de différences fondamentales dont il faudrait particulièrement rendre compte.
[5] Theodor W. Adorno, “Les bêtes sont au système idéaliste ce que les Juifs sont au fascisme“, Beethoven, Philosophie der Musik, Fragmente und Texte, Rolf Tiedemenn (éd.), Francfort, Suhrkamp, 1993, p. 123-124 (fragment 202), trad. Enrique Utria, et “Auschwitz commence lorsque quelqu’un regarde un abattoir et se dit : ce ne sont que des animaux”, Minima moralia : réflexions sur la vie mutilée, §68, Payot, 2003 (rééd.), p.142. Cf. http://bibliodroitsanimaux.voila.net/
[6] Charles Patterson, Un éternel Treblinka. Des abattoirs aux camps de la mort, éd. Calmann-Levy, 2008.
[7] François Cavanna, Charlie Hebdo, 22 février 1995.
[8] William Shakespeare, Le Marchand de Venise.
[9] Cf. Colette Guillaumin, Sexe, Race, Pratiques du pouvoir et idee de Nature, éd. côté-femmes, 1992. L’auteure explique lumineusement comment les propriétaires se perçoivent eux-mêmes comme « libres », « ayant pour nature de ne pas avoir de nature », et comment à l’inverse les appropriés sont « définis, déterminés par leur nature », ce qui ne constitue jamais que la transcription subjective des rapports sociaux d’appropriation. Cf. aussi Clémentine Guyard, Dame Nature est mythée, éd. carobella ex-natura, Lyon, janvier 2002, ou bien Pour en finir avec l’idée de nature... et renouer avec l’éthique et la politique, éd. tahin party, Lyon, 2005.
[10] Lire les textes « Qu’est-ce que le spécisme ? » (publié en 1991 dans la revue Informations Réflexions Libertaires), ainsi que « Pour un monde sans respect », « Sale bête, sale nègre, sale gonzesse ! » ou bien « De l’appropriation... à l’idée de nature », sur le site internet des Cahiers antispécistes, qui sont des textes qui parlent en détail de ces sujets... De même, le texte “Et si l’humain valait l’homme ? Antisexisme et antispécisme : rapports d’un dominant”, dans Nouvelles approches des hommes et du masculin, D. Welzer-Lang (dir.), Presses Universitaires de Toulouse le Mirail, 1999.
[11] La communication de Jonathan Fernandez au VIe Congrés International de Recherches Féministes Francophones de Lausanne (sept. 2012), intitulée “Spécisme, sexisme et racisme : l’égalité peut-elle s’arrêter aux frontières de l’humanité ?”, résumait ses recherches sur les imbrications de ces idéologies : statistiquement plus une personne est spéciste, plus elle risque d’être raciste et sexiste, et réciproquement.
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