Mali : Bilan du Forum de Sitakily

Bruno Gouteux - 5/02/2012
Image:Mali : Bilan du Forum de Sitakily

L’or de Kéniéba - La Voix des Sans-Papiers n°7
« Le forum s’est tenu, mais il nous a été volé »

« L’or de Kéniéba » c’était le titre du numéro
6 de la Voix des sans-papiers, consacré au
forum organisé en novembre dernier par
l’ARKF (association des ressortissants de
Kéniéba en France) à Sitakily, au coeur de la
principale région aurifère du Mali.

La totalité du n°7 de la Voix des Sans-Papiers peut être téléchargée sur ce site : La Voix des Sans-Papiers n°7.

Sont ici
interviewés Abdoulaye Ba, Moussa Dramé et
Anzoumane Sissoko, membres de l’ARKF
ayant participé au forum.

Les deux derniers
sont aussi membres de la coordination parisienne
des sans-papiers et de la coalition internationale
des collectifs des sans-papiers, organisatrice
de la « Marche européenne des sanspapiers
 », qui, prévue pour juin-juillet 2012,
doit traverser plusieurs pays d’Europe.

Autant le dire tout de suite, nous avons
été floués, noyautés de l’intérieur.

Le forum s’est tenu, mais il nous a été volé.

Il a été détourné, pour l’essentiel, de son
but originaire : profiter aux populations
sinistrées, dans leur environnement et
leurs conditions de vie, par l’exploitation
étrangère de l’or. Détourné par les gens
en place : le préfet qui en a assuré la présidence
 ; le député-président de l’ARKB
(association des ressortissants de Kéniéba
à Bamako) qui, s’étant autoproclamé modérateur,
a exercé de fait un rôle de factotum-gendarme, jusqu’à nous priver de
la parole, nous les promoteurs et organisateurs.

Nous nous attendions à beaucoup
de difficultés, une fois au Mali ;
mais nous ne pensions pas que le danger
viendrait de nos propres rangs.

Que s’est-il passé ?

C’est pour le dénoncer publiquement que nous avons demandé
au journal cette interview.

L’ARKF a été fondée en 2002 pour venir
en aide, avec des projets ponctuels, aux villages
de la région dont nous sommes originaires,
une des plus pauvres au monde.

C’est de là que viennent la plupart des
sans-papiers maliens en France.

Dès 2006,
il nous paraissait clair que l’exploitation
industrielle récente de l’or (par des compagnies
canadiennes et sud-africaines) était,
avec les complicités de l’État et d’administrateurs
rapaces, la première cause des
malheurs des villages ; dès lors, l’ARKF a
mis en chantier un projet de forum à tenir
sur place avec les populations, spécialement
consacré aux mines d’or.

En 2010, dans le but d’organiser ce forum,
l’ARKF a créé au Mali une association
soeur, l’ARKB.

Deux raisons à cela :

• obtenir des communautés locales, ONG
maliennes, compagnies minières, etc.,
par le biais d’une structure de droit
malien, des financements pour la tenue
du forum ;

• faire le lien sur place avec la
commission d’organisation constituée à
Kéniéba avec la participation du préfet,
sous-préfet, conseil de région, conseil de
cercle, maires, commune de Sitakily et compagnies minières.

On va voir comment
ces deux organismes (ARKB et commission
d’organisation) ont joué le jeu.

Les difficultés ont commencé dès le 14
novembre à notre arrivée à Bamako (un
premier groupe de trois), une semaine
avant le forum.

Nous avions mission de
faire le point avec l’ARKB pour préparer
la réunion générale, trois jours plus
tard, avec le deuxième groupe qui arriverait
de France.

Sissoko : « J’ai tout de suite appelé le président
de l’ARKB, Fily Keïta, député du cercle
de Kéniéba. Pas de réponse. Je n’ai pu
prendre rendez-vous qu’avec quelqu’un
d’autre pour le lendemain. Voilà tout un
jour perdu, alors qu’on nous attendait, c’était
les accords. Mais nous étions loin d’imaginer
que cet accueil n’était qu’un petit hors-d’oeuvre
de ce qui nous attendait. »

Le lendemain, le député aussi était présent.

Et il a tout de suite commencé à
nous servir des propos fumeux sur
l’« opportunité » du forum. Cela, après
cinq ans qu’on le préparait !

Dramé : « Surtout qu’il avait participé en
direct téléphonique à une importante réunion
de l’ARKF où les principaux points d’organisation
et aussi notre arrivée à Bamako
avaient été traités. À nos objections, il s’est
mis à dire : « vous les révolutionnaires… vous les altermondialistes… », avec mépris.
Sans doute avait-il lu le journal. »

Sissoko : « Il jouait la comédie. J’ai eu envie de répondre : "Je ne sais pas ce que révolutionnaire
veut dire, aujourd’hui. Mais si
c’est « dire la vérité », alors oui, je suis révolutionnaire."

Mais je ne comprenais pas où
il voulait en venir, alors j’ai dit seulement :
« Tu nous connais très mal. » »

Finalement, il a dit que le forum n’était
pas opportun parce qu’il allait « produire
un clash avec la population ».

Et il a expliqué
que notre projet (contre lequel il
n’avait jamais rien dit) était mauvais, car
il allait, par ses différents ateliers et leurs
intitulés, susciter la division au sein de
la population, alors que, dans un souci
d’unité, il aurait dû avoir pour objet le
« développement global » du cercle.

Pendant qu’il parlait, nous avons remarqué
la table couverte de courriers : les
invitations qui auraient dû partir depuis
des mois !

Il nous a répondu que la liste
des personnes à inviter était longue, et
que l’ARKF n’avait pas prévu le financement
des « frais » : un forum doit prévoir
l’invitation des responsables gouvernementaux,
agences de l’État et autres
ONG, etc. ; à tout ce monde, outre le
voyage et le séjour, il faut payer le per diem, leur indemnité journalière selon
l’importance de l’invité ; l’ARKF n’avait
rien donné, l’ARKB n’avait donc pas envoyé les invitations.

Nous avons gardé
notre calme, répondu seulement que les
invitations auraient dû être expédiées
quand même, ne serait-ce que pour information.

Mais nous commencions à comprendre
à qui nous avions affaire.

Sissoko : « Nous avons pris rendez-vous pour
continuer le lendemain, mais le lendemain
le député nous a appelés pour renvoyer au
jour suivant « quand tout le monde sera là ».
Nous étions venus de Paris exprès trois jours
avant pour préparer la réunion générale, et
voilà comment, de son chef, il annulait
toute préparation. Il fallait raconter cela par
le menu pour donner une idée du climat.
Tout le reste a été à l’avenant. »

Ba : « Je suis arrivé avec le deuxième groupe.
Quand les camarades m’ont fait leur récit,
j’étais très surpris. Mais la réunion du 17 ne
s’est pas passée autrement. La discussion a
roulé sur le choix des titres du forum et des
ateliers, avec le député n’en finissant pas de
faire son numéro de coups de téléphone
« importants » (au motif de notre "non prise
en compte" des titres proposés par la commission
de Kéniéba), et la leçon à tout le
monde : à cause des titres, a-t-il annoncé, le
préfet se retirait du forum, suivi du sous-préfet
et de tous les autres, la tenue du forum
n’était plus possible. »

Naturellement, les titres proposés avaient
été pris en compte par nous, en collaboration
avec l’ARKB ; le développement global
du cercle notamment se retrouvait dans les
différents ateliers, après changement et
intégration des titres originels.

Sissoko : « C’était un prétexte. Une généralité
pour noyer le poisson de l’exploitation de
l’or. Dans nos communes, la situation est
telle que c’est le développement global qui
dépend de l’or, et non vice-versa. Le député
relayait le chantage des autorités. Quand
j’ai dit que l’important c’était de se mettre
au travail pour mobiliser la population
autour de l’événement, qu’est-ce qu’il a dit ?
Pour minimiser, il a dit que ce n’était pas un
forum mais une simple réunion ! »

Là-dessus, Famara Keïta, notre président
[de l’ARKF], a dit qu’on pouvait tenir le
forum sous de nouveaux titres, si là était
l’obstacle ; en même temps, dans chaque
atelier au titre changé, nous ferions nos
interventions déjà préparées. Cela a aplani
la difficulté. Le député appellerait le préfet
pour accord. Rendez-vous le lendemain.
Une heure après, coup de fil : nous
avions l’accord.

Mais le lendemain, voilà le député qui
propose de renvoyer le forum à cause du
retard pris dans sa préparation. C’était
cousu de fil blanc : tenir le forum après
notre départ pour la France.

Sissoko : « Là j’en ai eu assez, j’ai répondu :
"Le forum se tiendra comme prévu, pas une minute plus tard. Nous le tiendrons sans
vous, nous et la population. Qui veut en
être, sera le bienvenu." Et alors voilà qu’il
nous annonce que tout le monde était d’accord.
J’en ai profité pour dire que nous
avions accepté les titres proposés, celui de
l’atelier 3 était : "Impact des routes sur le
développement du cercle".

Aucune information
n’avait été faite sur place. Nous avions
trois jours devant nous, et l’occasion de
récupérer efficacement le temps perdu.

Au
lieu d’aller directement de Bamako à
Kéniéba, faire, avec notre bus, le détour par
Kayes. En parcourant 200 km de plus, descendre
de Kayes à Kéniéba par la route
non goudronnée qu’empruntent chaque
jour, et surtout chaque nuit, les camions des
mines, atteindre ainsi deux buts : faire voir
aux participants les terribles retombées sur
les populations, décrites dans le numéro 6
du journal ; faire l’information auprès des
populations directement concernées. Ma
proposition a soulevé un tollé, elle a été rejetée
par tous sauf les « révolutionnaires ». Les
autres : nullement inquiets des conditions
des gens, uniquement préoccupés par des
sujets comme le per diem. La preuve, dès
notre arrivé à Kéniéba : le per diem a été
à nouveau le sujet de discussions, de la part
de gens en place là-bas. »

À Kéniéba (comme à Sitakily), rien de
préparé, ni pour la nourriture ni pour
l’hébergement. La commission d’organisation
devait le faire, on nous avait dit
que tout avait été prévu. Mais dès le petit
déjeuner du matin, la cata complète ;
nous avons dû nous arranger chez l’habitant,
par nos propres moyens.

Ba : « Ils ont manqué aux règles minimums
d’hospitalité. Nos populations sont très
accueillantes, notre arrivée aurait été l’occasion
d’une fête si on les avait prévenues.
L’accueil qui nous a été fait est un signe de
mépris et même d’offense à notre égard, de
la part de la commission. »

Sissoko : « Je crois que tout ce beau monde
craignait que nous leur demandions des
comptes : "Que faites-vous de l’argent versé
par les compagnies minières à l’État, à la
région, au cercle, aux communes ?" – L’accueil
froid et méprisant trahissait la peur de cette
question. Au forum, c’est d’abord les compagnies
qui ont eu la parole, et qu’est-ce qu’elles
ont dit ? Devant le préfet et les autres autorités,
elles ont aussitôt montré patte blanche,
elles étaient en règle pour le paiement des
taxes et des « aides au développement local ».

En face, pas un mot… La gestion de cet
argent pose un problème. Sur ce point-là, les
compagnies ont sûrement dit la vérité. Mais
pas sur tout le reste. »

Dramé : « Tout se passe correctement, selon
les compagnies. C’est une contre-vérité notoire. Pourquoi, si les mines étaient un
paradis, au forum n’étaient présents que
des sous-fifres maliens, sans pouvoir de
décision en l’absence des responsables
blancs ? Au programme, avant l’ouverture
des débats, il y avait la visite des deux
sites de la Tamico (mine de Tabakoto) et
de la Somilo (mine de Loulo), pour que les
compagnies répondent ensuite aux questions
sur ce que nous avions vu.

Pourquoi
le forum a-t-il été ouvert sans visite préalable
 ? Pourquoi, quand Sissoko a demandé,
après leurs interventions, de partir en
visite, la Tamico a refusé, et, pour la
Somilo, on nous a amenés « visiter » la
mine de l’extérieur – habitations du personnel,
hôpital ?... »

Pour les débats du forum même, ils ont
été sans grand intérêt, dans ce climat
instauré par les autorités. Des comptes
rendus circulent, nous y renvoyons.

Sissoko : « Les choses les plus intéressantes
ont eu lieu a côté ; les conditions de
travail dans les mines par exemple. La
présence de syndicalistes était prévue,
mais comme par hasard personne ne les a
invités. Deux anciens ouvriers étaient au
forum, je leur ai parlé et j’ai pu contacter,
par leur biais, deux syndicalistes. Mais ils
n’ont pas pu prendre la parole, ils n’ont
parlé qu’avec moi.

Conditions de travail
exécrables.

Un ancien ouvrier : il travaillait
« dans les trous », dix heures par jour,
après les explosions ils avaient trente
minutes, puis il fallait se mettre au travail
au milieu d’un nuage de poussière dense
et irrespirable ; il a été licencié sans motif
au bout d’un an, sans indemnité ; il pense
que c’était pour quelqu’un qui avait payé
pour avoir la place, car la corruption
règne. Le deuxième : même travail ; il a
eu un accident, il a été licencié sans que
son accident soit reconnu ; il s’est soigné à
ses frais, guérison très lente. Les deux syndicalistes
 : les accidents de travail sont
nombreux, la règle est que seuls les premiers
secours sont pris en charge ; après,
les ouvriers sont mis à la porte ; les syndicats
ne peuvent rien faire ; les sites
miniers bénéficient d’une sorte d’extraterritorialité
 ; puis, à l’extérieur, dans le système
de corruption dominant, tout est
fait, à tous les niveaux, pour que les travailleurs
échouent s’ils veulent faire reconnaître
leurs droits. Ils m’ont demandé
notre aide ; j’ai répondu qu’il fallait s’organiser
sur place, avec ses forces, se documenter,
expliquer aux travailleurs leurs
droits…

Rien de cela, tout au long du
forum !…

Un groupe de jeunes du cercle
était de passage à Sitakily. Attirés par le
forum, ils m’ont dit leur expérience personnelle
(d’ailleurs « tout le monde sait ») :
l’embauche, ça « se monnaye ».

Il y a accord bien 200 euros d’un seul coup, ou bien
l’engagement à verser tant par mois au
chef de village. La corruption a déjà pénétré
nos formes traditionnelles de démocratie
directe villageoise, je ne m’y attendais
pas. Tout m’a été confirmé quand je suis
allé faire un compte rendu du forum dans
un village à 60 km. »

Ba : « N’empêche qu’à mon avis le forum a
été une réussite. Non seulement nous avons
pu le tenir contre vents et marées. Mais, surtout,
des populations de différentes communes
s’en sont finalement approprié, sont venues y
exposer leur problèmes et souffrances. »

Sissoko : « Les jeunes m’ont promis qu’au
prochain forum ils seront là. Ils prendront
la parole publiquement. Ils présenteront
leurs cahiers de doléances. »

Le 15 janvier, s’est tenue à Paris la première
assemblée de l’ARKF après le
forum. La composition du « comité de
suivi » (constitué à Kéniéba à l’issue du
forum) a été discutée. Nous trois (et bien
d’autres) ne sommes pas d’accord sur les
noms proposés. Le comité doit être indépendant
de l’État et de l’administration
locale.

Autrement, notre travail depuis
cinq ans, le travail du forum, les contacts
établis avec les populations, tout sera
perdu. Les villages sont les propriétaires
légitimes des terres ancestrales : les sanspapiers
maliens de France exigent donc
que ce comité soit composé pour les trois
quarts de villageois effectifs du cercle.
Pour qu’elle soit transparente, les sanspapiers
se chargeront de la désignation
de ces membres, garants de l’indépendance
du comité.

Les rapports avec l’ARKB restent à éclaircir
et à redéfinir.

La part que les communes touchent des
revenus de l’or est dérisoire. Avant de
parler de pourcentages, il faut, sur de
nouvelles bases, revigorer les formes de
notre démocratie villageoise afin d’exercer
un contrôle direct sur les exploitants
miniers. La terre appartient aux villages.
Ils sont les premiers acteurs dans la négociation
avec les compagnies minières.

L’État doit suivre, et il aura sa part. Notre
but, à moyen terme, est le départ des
compagnies minières étrangères, dont
l’exploitation néocolonialiste n’a que trop
coûté en sous-développement humain à
nos villages et nos familles. La fertilité
naturelle de notre terre, les richesses de
notre sous-sol, doivent être employées
pour le développement harmonieux
des villages du cercle.

Ce développement
passe aujourd’hui par celui d’un réseau
routier adapté aux besoins et au bien-être
des populations, la défaillance de l’État
doit cesser.

La totalité du n°7 de la Voix des Sans-Papiers peut être téléchargée sur ce site : La Voix des Sans-Papiers n°7.

Bruno Gouteux est journaliste et éditeur —Izuba éditions, Izuba information, La Nuit rwandaise, L’Agence d’Information (AI), Guerre Moderne, Globales…—, consultant —Inter-Culturel Ltd— et dirige une société de création de sites Internet et de contenus —Suwedi Ltd.

Il est engagé dans plusieurs projets associatifs en France et au Rwanda : Appui Rwanda, Distrilibre, Initiatives et Solutions interculturelles (ISI), le groupe Permaculture Rwanda, Mediarezo

 5/02/2012

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