Saguenay - Nitassinan : les anarchistes repensent le communautaire


Depuis environ huit ans, à Saguenay, sur les territoires volés du Nitassinan [1], le Collectif Emma Goldman met de l'avant le principe de l'Action sociale anarchiste, une approche alternative de l'intervention sociale et communautaire. Nous vous présentons ce que nous avons tissé au fil de nos discussions, expériences pratiques et réflexions collectives.
L'Action sociale anarchiste est un moyen d'intervenir directement dans la communauté en préfigurant des rapports égalitaires. Elle est réalisée sur la base du volontariat, sans salaire et au sein de collectifs politiques, afin de dépasser les conditions sociales et économiques présentes. Au Saguenay, elle a pris la forme des Marmites autogérées (distribution de repas gratuits), de marchés gratuits, de l'Espace social libre (un centre social autogéré), du Parc du 19 juillet (un parc autogéré) et même d'une halte-chaleur en mode squat cet hiver. On peut observer trois objectifs qui se déploient conjointement à travers l'Action sociale anarchiste et sa réponse directe aux besoins : la reprise du pouvoir individuel et collectif dans une perspective de changement social, la construction de rapports de force avec les autorités et le développement d'espaces autonomes défiant les rapports marchands et oppressifs.
Reprendre le pouvoir sur nos vies
En commençant, notre approche place les militant·es comme simples participant·es parmi les autres partageant leur condition. Nous rejetons la relation paternaliste et autoritaire professionnelle/clientèle fortement inspirée du modèle médical. Notre action se veut horizontale et n'est pas enfermée dans une définition statique. Nous cherchons plutôt le développement de processus autoconstitués, c'est-à-dire des formes de luttes originales au potentiel subversif et émancipateur émanant des réalités vécues, de pair avec les autres participant·es. L'empowerment par en haut est une chimère.
L'éducation populaire est un processus participatif qui implique une co-construction des savoirs par l'analyse collective des situations vécues en approfondissant mutuellement notre compréhension des causes structurelles. Ce n'est pas un outil neutre. C'est un outil des dominé·es pour s'émanciper, prendre conscience de leur position dans les luttes de classes et s'organiser. Il permet de mieux comprendre les dynamiques inégalitaires dans la société, de discerner ceux et celles qui profitent de cet état des choses et ceux et celles qui le subissent. En concevant davantage la complexité des situations, nous pouvons enfin préparer ensemble des cibles et des moyens d'action plus efficaces tout en prenant soin des un·es et des autres.
Nous cherchons à nous faire complices des efforts d'auto-organisation en offrant notre soutien aux initiatives et actions. Le « care » (prendre soin) est coutumier parmi les membres de bien des groupes marginalisés comme les personnes immigrantes, queers, trans, autochtones, etc. La formation de réseaux informels est une question de survie pour plusieurs d'entre elles. Ces expériences d'action sociale sont toutes aussi valides même si elles sont plus « underground », à l'abri des regards et invisibilisées. L'Action sociale anarchiste a beaucoup à apprendre d'elles. Cette auto-organisation du « care » est souvent une solution de rechange aux rapports de domination vécus avec les professionnelles. Elle est d'autant plus essentielle dans une perspective d'émancipation des formes d'oppressions spécifiques. Nous concevons qu'il est impossible de libérer d'autres groupes à leur place ; cette tâche revient aux membres concerné·es de manière autonome.
L'action directe permet aux personnes de faire l'expérience de leur capacité d'agir ensemble contre les problématiques du système et de leur milieu. Elle nourrit le pouvoir d'agir (l'empowerment) des individus en leur redonnant confiance en leurs moyens non pas dans l'optique d'une quête d'ascension sociale individualiste, mais dans celle de l'engagement dans les luttes collectives et la construction de contre-pouvoirs. Pour préciser le sens que nous donnons au concept d'empowerment, il est intéressant de faire appel à l'esprit de révolte formulé par Kropotkine. Il définissait celui-ci comme la pulsion de vie présente chez tout être humain, une volonté qui se réveille à travers le passage à l'action et qui fait germer les consciences, l'insubordination et l'audace contre l'ordre social inégalitaire. La société a cassé les gens. Pour s'en sortir, ils et elles doivent pouvoir reprendre confiance en leurs capacités (plutôt que de se résigner à un sordide conformisme) et tisser de nouveaux liens de solidarité. Le principe est simple : il faut pouvoir agir pour s'épanouir et transformer le monde. Enfin, sur le plan collectif, les petites victoires, qui semblent parfois anodines, construisent des contre-pouvoirs et peuvent engendrer de grands récits mobilisateurs. Le boycott en opposition à la ségrégation raciale des bus de la ville de Montgomery, dans l'Alabama, au milieu des années 1950, en est un bel exemple.
Construire des rapports de force
La conflictualité est au cœur de l'Action sociale anarchiste. Nous ne souhaitons pas seulement nous sortir la tête de l'eau, mais transformer durablement la société et nous attaquer aux racines de nos problèmes. Tout cela part des conditions matérielles. Nous devons appeler par leur nom les rapports de domination, les privilèges et les systèmes d'oppression. Nous nous opposons donc à toutes les forces et organisations qui soutiennent l'organisation inégalitaire et autoritaire de la société (patrons, propriétaires, élu·es, polices, capitalistes, oppresseurs, etc.). Nous ne souhaitons en aucune façon être la béquille d'un système malade. Nous voulons plutôt créer des moments de rencontre pour souffler sur les braises d'une rage qui sommeille. Pour produire des étincelles, il nous apparaît important de rejeter le soutien des intermédiaires opportunistes que sont les élu·es, les institutions étatiques et leur argent. Le salariat et les cadres étatiques mutilent et emprisonnent le potentiel transformateur de l'action sociale. Les moyens choisis sont déterminants quant aux fins possibles. Nous voulons libérer la rage et non pas soutenir la reproduction de l'impuissance, de la domination et des systèmes de contrôle social. De même, nous ne nous gênons pas pour transgresser les réglementations et lois qui ont pour vocation de nous transformer en bétail servile.
Développer des espaces autonomes
Face au quadrillage des villes et villages par les systèmes de domination et de contrôle, l'autonomie collective doit trouver des endroits où faire son nid et créer des brèches, voire des machines de guerre urbaine [2], pour reprendre une expression de la philosophe Manola Antonioli. En le faisant nous-mêmes et en le revendiquant sur nos différents moyens d'affichage et d'information, nous incitons chacun et chacune à la réappropriation directe de l'espace public, soit l'occupation des lieux sans la permission des autorités. C'est d'une part un geste de résistance face à la guerre de l'espace menée par les classes dominantes qui embourgeoisent nos quartiers, par les rapports marchands qui bouffent le temps de nos vies et atomisent les communautés, par la police qui réprime, criminalise et profile, puis par les racistes et les LGBTQ+phobes qui harcèlent et agressent. C'est libérer temporairement un espace pour pratiquer des formes d'autonomie collective. Nous souhaitons la prolifération d'espaces autonomes où les rapports oppressifs sont remis en question et où l'on se défend contre les oppresseurs, où la valeur marchande se dissipe dans l'entraide, la solidarité et la gratuité, où l'on prépare les contre-attaques et plus encore. Nos actions sont certainement des gouttes d'eau devant la violence d'un système, mais ce qui s'y construit est aussi important que les besoins qui sont comblés. Le futur n'est pas écrit ; soyons créatifs et créatives. « Il n'y aura pas d'avenir, soulignait Henri Laborit, si nous ne l'imaginons pas ».
[1] Territoire ancestral du peuple innu.
[2] Les formes d'organisation (lieux et usages improvisés) dans l'espace qui échappent à l'Autorité et à l'urbanisme.
Le Collectif Emma Goldman est une organisation anarchiste/autonome active au Saguenay, territoires innus du Nitassinan, depuis bientôt 15 ans. Ses membres et sympathisant·es militent pour une transformation révolutionnaire de la société. Ils et elles prennent part aux luttes sociales et organisent différentes initiatives, dont l'Action sociale anarchiste. Le Collectif produit et diffuse un blogue et différentes publications (journaux, brochures et tracts). Il a également publié quatre livres à ce jour : Radio X Les vendeurs de haine (2013), Combattre l'extrême droite et le populisme (2020), le Dictionnaire anarchiste des enfants (2022) et L'Anarchie expliquée aux enfants (2023).
Pour plus de détails sur les idées présentées dans cet article, vous pourrez retrouver le texte « L'action sociale anarchiste, une approche libertaire du travail social et de l'organisation communautaire » sur le blogue du Collectif Emma Goldman : https://ucl-saguenay.blogspot.com/2022/10/laction-sociale-anarchiste-une-approche.html
Photo : Collectif Emma Goldman